A propos
Préface de Erwin Dejasse et Atak
Interview de Jean Leclercq par Justine Müllers
Et BAM dans la bd !
Alors que la bande dessinée n’en finit pas d’interroger ses propres codes, c’est presque par effraction que Jean Leclercq percute, tambour battant et à grands renforts d’onomatopées, la scène graphique contemporaine. L’artiste brut, qui ne lit jamais mais «marque les mots», nous bombarde de cases plus improbables les unes que les autres. La déflagration nous prive de tout contexte narratif. Boulimique possesseur de bandes dessinées, dessinateur compulsif du samedi soir, Leclercq s’empare de ses modèles pour nous balancer toute la beauté brute de ses images. Allez ! Crash ! Bang !! Plouf ! On fonce dans l’univers chaotique et burlesque de HUMPF!
L’homme qui dépose les mots
Jean Leclercq, artiste belge, vu par Atak
En entrant dans l’espace d’archivage de La «S» Grand Atelier, je découvre les oeuvres de Jean Leclercq que l’on a préparées pour ma venue. Les dessins s’empilent : plusieurs centaines, que dis-je, plusieurs milliers de dessins de toutes les tailles. Excepté quelques feuilles A4 classiques, ce sont d’immenses emballages en carton dont le dos est recouvert d’images tout droit sorties de bandes dessinées. Cette abondance de dessins originaux me laisse sans voix, incapable de choisir un endroit où poser mon regard.
Pourtant, ce n’est là qu’une infime partie de la production annuelle de l’artiste belge Jean Leclercq. Jetant un oeil à l’impressionnant amoncellement, il me donne une explication d’une infinie modestie sur un ton de fierté : à 67 ans, il dessine depuis 55 ans.
Jean Leclercq est l’une des personnalités phares de l’association La «S» Grand Atelier, un lieu de travail destiné à des artistes mentalement déficients qui, depuis la petite ville de Vielsalm, au cur des Ardennes, a acquis une renommée internationale. Il s’y immerge une fois par semaine avec l’allure d’un jeune orpailleur chanceux : le verbe haut et la démarche chaloupée, portant plusieurs sacs remplis de dessins. C’est le fruit de ses activités hebdomadaires, qu’il réalise chez lui – il vit à Lierneux, dans une famille d’accueil, avec son meilleur ami Marcel – sur une simple commode, pendant son temps libre.
Il subvient à ses besoins en accomplissant de menus travaux quotidiens pour l’hôpital psychiatrique de Lierneux qui l’accompagne depuis plus de quarante ans – il coupe du bois, par exemple. Il n’a l’occasion de dessiner que l’après-midi et le week-end, mais il en tire un si grand plaisir qu’il range rarement ses crayons avant une heure du matin. Rien d’étonnant, donc, à ce que les responsables de La «S» Grand Atelier peinent à archiver son oeuvre prolifique.
En effet, l’équipe d’encadrement ne doit pas seulement trier et numériser ce flux incessant d’images, mais aussi répondre à de nombreuses demandes de diffusion. Au cours des dernières années, les dessins de Jean Leclercq ont été montrés au public dans plusieurs expositions collectives et individuelles. La jeune scène graphique française y a notamment réagi avec beaucoup d’enthousiasme.
À l’origine, j’ai découvert les dessins de Jean Leclercq sur un blog spécialisé consacré à la bande dessinée. Peu après, j’ai visité l’exposition «Knock Outsider Komiks», au musée Art et Marges à Bruxelles, qui réunissait des artistes de La «S» Grand Atelier et des artistes du Frémok.
Dès l’entrée du musée, les créations brutes de Jean Leclercq s’imposaient au regard, mises en valeur par une scénographie à l’efficacité redoutable. J’ai été saisi instantanément par la poésie unique de son langage visuel. Bien que les motifs soient puisés dans différentes bandes dessinées, il ne saurait être question de simples copies. Aux yeux de Jean Leclercq, le neuvième art n’est qu’un réservoir d’images inépuisable – la dimension narrative du support lui importe peu.
Enfant, Jean était déjà fasciné par le monde de la bande dessinée. Outre les séries franco-belges bien connues comme Astérix, Lucky Luke ou Bob et Bobette, il continue à ce jour à apprécier tout particulièrement la grande figure, classique parmi les classiques, qu’est Tintin. Il sélectionne les motifs selon le degré de difficulté et ses envies. Ensuite, quand il les dessine, il commence n’importe où sur la feuille. Il trace d’étranges portions d’images. Et comme, pour lui, l’image et le texte vont de pair dans la bande dessinée, il ajoute des phylactères en haut du cadre – souvent, trop loin des personnages, donnant lieu à de curieux espaces vides dan sa composition picturale.
Souvent, le contenu de ses phylactères n’a aucun sens. «Je ne lis jamais», déclare-t-il. «Je dépose des mots.» Il renonce systématiquement à tout arrière-plan détaillé, qu’il remplace purement et simplement par une surface colorée de remplissage. La plupart du temps, il se sert à cette fin de gouache ou de peintures scolaires. «Surtout pas les autres, les chères !» Ses dessins revêtent ainsi une matérialité originale et immédiate d’une grande énergie. Les critiques évoquent une proximité artistique avec Roy Lichtenstein, une version naïve du Pop Art. Jean Leclercq, quant à lui, n’a aucun intérêt pour les classifications théoriques. Il dessine parce qu’il aime dessiner. Si le résultat plaît aux gens, tant mieux.
Il confie qu’il a l’intention de prendre sa retraite à l’âge de 80 ans. Comme il se doit.